soeur Samuel
"Il faut qu'il croisse!" Jn 3,22-30
(Père Jean Lévêque ocd)
Voilà Jean le Baptiste parvenu au grand tournant de sa
vie. Depuis de longs mois il était l'homme en vue au pays d'Israël, celui qui
attirait les foules, celui qui retournait le cœur des croyants. Tout
l'accréditait comme un prophète venu de Dieu: l'authenticité de sa vie aux
confins du désert, la force de sa parole, courageuse et équilibrée à la fois,
le succès du mouvement de renouveau spirituel et moral qu'il avait lancé au
bord du Jourdain. Et voilà qu'on lui demande de prendre position face à Jésus,
contre Jésus. Pour ceux qui viennent le consulter, tout se résume, en effet,
dans un conflit d'influence; et il n'imaginent pas une minute que Jean, avec le
tempérament qu'on lui connaît, puisse se laisser faire, se laisser déposséder
de son audience et de sa mission.
La première réponse de Jean met tout de suite les choses
au point: une mission n'est pas une tâche que l'on se donne à soi-même, mais
une responsabilité de salut que l'on reçoit de Dieu: "Un homme ne peut
rien recevoir, si cela ne lui a été donné du ciel". Au-delà de la situation
particulière de Précurseur, les paroles du Baptiste viennent clarifier et purifier
nos propres attitudes. Nous n'avons, nous aussi, que ce qui nous a été donné du
ciel. De même, et surtout, l'appel que nous avons reçu ne nous appartient pas.
Ce n'est pas nous, en définitive, qui choisissons la maladie ou la santé, la
renommée ou l'enfouissement, la rentabilité ou le service obscur. Notre forte
conviction de tenir en mains un vrai projet de sainteté, une visée évangélique
pour notre vie, pourrait nous faire oublier que nous ne sommes pas
propriétaires des grâces que Dieu nous fait, même si notre liberté essaie d'y
répondre à plein. Quant la réussite spirituelle nous colle au doigt, quand nous
mettons notre assurance dans le déjà vécu, quand notre propre visée spirituelle
ou apostolique nous rend allergiques ou intolérants, nous cessons d'être des
précurseurs de Jésus, et déjà nous n'annonçons plus que nous-mêmes.
Or il faut sans cesse nous redire - et c'est un deuxième
élément dans la réponse du Baptiste: "Je suis envoyé devant Jésus".
Envoyé devant, avec toute l'insécurité que cela suppose. Derrière nous, il n'y
a plus de recours, plus de refuge, plus de repos, hormis Jésus qui nous envoie.
C'est dire que Jésus n'a pas besoin de notre influence, mais de notre
transparence. Comme c'est lui qui sait et lui qui réalise par la force de
l'Esprit, il est tout à fait secondaire que nous ayons en mains, nous, des
instruments efficaces et puissants. Ce qui lui importe surtout, c'est notre
légèreté, car nous sommes envoyés, et envoyés devant lui. Oui, Dieu ne jauge
pas notre vie à la quantité des œuvres de nos mains ou de notre esprit, car ce
qui lui permet de travailler avec puissance, c'est de trouver des cœurs libres,
qui ne pèsent plus sur les choses et les êtres, des "cœurs brisés" qui ont rempli d'amour toute
brisure, des cœurs sereins qui ont remis à Dieu toute impatience.
C'est pourquoi il faut laisser à Dieu le temps et le
rythme, et laisser le Christ improviser sa musique sur la cithare de notre vie.
Il faut le laisser prendre le relais quand il veut, dans notre vie personnelle
et communautaire. C'est à ce prix que ne deviendrons ses amis, non plus
seulement des serviteurs, mais des amis en attitude de service, des "amis
de l'époux", comme disait le Baptiste, des amis envoyés au-devant pour
préparer la joie des noces, pour assurer la joie de l'époux et de l'épouse, la
joie du Christ en son Église. Notre joie à nous, celle que le Christ nous
propose, à travers la personne du Baptiste, c'est la joie de ceux qui
travaillent au bonheur des autres, jusqu'au moment où ce bonheur éclot, et qui
s'en vont alors, sur la pointe des pieds, au-devant d'un autre service, au
service d'une autre rencontre.
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