Liturgie de la Parole Vendredi Saint
Homélie
L’Église aujourd’hui nous fait entendre, de nouveau trois séries de
textes de lectures. Tout d’abord un des chants du Serviteur souffrant
d’Isaïe. Ce sont quatre poèmes (Is 40-55) à la fin du livre du
(deuxième) prophète Isaïe, où ceux qui ont tué l’homme anonyme dont il
est question, le Serviteur souffrant, font mémoire de ce qui est
advenu : il n’a pas résisté ; il n’a pas répondu à la violence par la
violence ; nous l’avons défiguré. Il n’avait plus visage humain, et
pourtant c’est lui qui portait nos fautes. Et donc ils racontent
l’histoire de leur homicide, après s’être eux-mêmes laissés convertir
par la mort de cet homme.
La communauté chrétienne, à la lumière
de la foi de Pâques, relit ce qui advient à Jésus en se disant : au
fond, c’est de lui dont il était question dans ce Chant du Serviteur.
Et tout à l’heure nous allons entendre un extrait de l’Épitre aux
Hébreux, où, l’auteur de l’Épitre nous dira du Christ qu’il « a appris à
obéir dans la souffrance ». Obéir, obœdire, cela veut dire écouter, en
latin. C’est le commencement de la Règle de Saint Benoît. C’est aussi le
sens du sh’ma Israël (Dt 6,4). Le Christ a appris à écouter le désir de
vie que le Père a inscrit en lui et à y être fidèle, obéissant,
jusqu’au bout. C’est ce qui fait qu’il donne sa vie pour nous. Parce que
son désir à lui, c’est que nous devenions ses amis. C’est ce qu’il dit
dans la grande prière qui suit le lavement des pieds que nous avons
célébré hier. Le Christ dit : « désormais je ne vous appelle plus mes
esclaves, ou mes disciples, ou mes serviteurs, mais mes amis. » (Jn
15,15) C’est parce qu’il veut que nous devenions ses amis, que, poussé
par la désir de vie que le Père a inscrit en lui, il consent à donner sa
vie pour nous.
Et puis le troisième texte que l’on vient d’entendre, c’est la Passion de Jésus, telle que Jean nous la raconte.
Alors, je vais ajouter encore un autre texte, vous me pardonnerez, mais
vous allez voir tout de suite pourquoi. C’est un extrait d’un récit que
fait Elie Wiesel, dans le camp de concentration où il a été déporté, à
Auschwitz-Birkenau, puis Buchenwald. « Un jour que nous revenions du
travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d'appel, trois
corbeaux noirs. Appel. Les S.S. autour de nous, les mitrailleuses
braquées : la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés et
parmi eux, le petit pipel, l'ange aux yeux tristes.
Les S. S. paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume.
Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n'était pas une
petite affaire. Le chef de camp lut le verdict. Tous les yeux étaient
fixés sur l'enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les
lèvres. L'ombre de la potence le recouvrait.
Le Lagerkapo refusa cette fois de servir de bourreau. Trois S.S. le remplacèrent.
Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois
cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants.
- Vive la liberté ! crièrent les deux adultes.
Le petit, lui, se taisait.
- Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu'un derrière moi.
Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent.
Silence absolu dans tout le camp. À l'horizon, le soleil se couchait.
- Découvrez-vous ! hurla le chef du camp. Sa voix était rauque. Quant à nous, nous pleurions.
- Couvrez-vous !
Puis commença le défilé. Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue
pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n'était pas immobile
: si léger, l'enfant vivait encore...
Plus d'une
demi-heure il resta ainsi, à lutter entre la vie et la mort, agonisant
sous nos yeux. Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore
vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses
yeux pas encore éteints.
Derrière moi, j'entendis le même homme demander :
- Où donc est Dieu ?
Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :
- Où il est ? Le voici - il est pendu ici, à cette potence...
Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre. » (La Nuit)
Alors je crois qu’Élie Wiesel nous dit ce que nous avons déjà commencé à
prier dehors, tout à l’heure. A savoir que, toutes les fois qu’un
enfant subit ce que subit cet enfant dans ce camp, c’est le Christ que
nous tuons. De nouveau. Encore. Chaque jour.
Dans le paragraphe
123 de l’encyclique Laudato Si, le pape François dresse même un
parallèle un peu effrayant. Où il dit qu’au fond, c’est le même esprit,
l’esprit du mauvais, de l’ennemi de la nature humaine, qui agit en nous
lorsque nous abusons des enfants. Et Dieu sait si c’est une question
terrible dans notre Église aujourd’hui. Où lorsque nous abandonnons nos
personnes âgées, parce que leurs enfants estiment qu’elles sont devenues
inutiles. Ou encore lorsque nous détruisons la planète, au motif que le
« marché » pourvoira. Alors le Pape dit : c’est la même logique qui est
sous-jacente à tout ceci. Celle qui conduit à pendre cet enfant, dans
ce camp. Et c’est la logique qui nous a conduits à crucifier le Christ.
Lors d’une audience, le 3 septembre 2020, que j’ai pu avoir avec le
Pape François — qui, à l’époque, était en grande forme —, en présence
d’une délégations de militants écologistes français, nous avons évoqué
ce paragraphe 123. Et il nous a dit ceci : « il y a un quatrième point,
que je n’ai pas mentionné, que j’aurais dû mentionner, ce sont les
violences faites aux femmes ». Toutes les fois qu’il est fait violence à
une femme, c’est le Christ que nous crucifions. Encore et encore.
Alors je voudrais ajouter un mot sur ce qu’il y a de spécifique dans la
mort du Christ lui-même. Et pourquoi c’est cette singularité de la mort
du Christ qui donne sens à Matthieu 25 et qui fait que, chaque fois que
nous le faisons au plus petit d’entre nous, c’est au Christ que nous le
faisons.
Pourquoi avons-nous rejeté le Christ ? Nous l’avons
entendu, dans l’Évangile de Jean. Les Juifs qui sont là et qui veulent
le condamner, refusent d’entrer dans le prétoire, au motif qu’ils ne
veulent pas se souiller. Ils veulent rester purs, pour pouvoir célébrer
la Pâque. Et c’est cela l’ironie tragique de la situation. Ils vont bien
fêter Pâque, malgré eux, parce qu’ils vont eux-mêmes immoler l’Agneau
de Dieu. Tout en croyant se débarrasser d’un gêneur inutile en vue de
célébrer « proprement » la Pâque, juive. Au nom du « propre », de
l’immune, de l’indemne, du non-souillé, du sacré, ils vont supplicier le
Saint de Dieu.
Mais ce qu’il y a derrière ce refus, des Juifs
de l’époque, du nôtre aujourd’hui, c’est le refus d’admettre que le Dieu
qui nous aime est prêt à donner sa vie pour nous dans le quotidien
banal de nos vies, dans la poussière un peu sale, dans ce qui n’est ni
beau, ni reluisant et où, pourtant, il nous rejoint. C’est notre
enfermement, je crois, dans une certaine catégorie qu’on pourrait
appeler celle du sacré, qui nous interdit d’entendre l’appel du Christ
pendu un soir, à Auschwitz. Alors que le Dieu qui nous aime, c’est un
Dieu de la Sainteté. [Christoph Theobald, après Emmanuel Lévinas,
notamment, insiste sur la distinction entre le sacré et le saint.]
J’explique en un mot. La géographie du sacré commence peut-être dans le
livre de l’Exode, en Exode 19. Nous sommes au milieu du désert, le
peuple est perdu, n’a pas de GPS pour trouver la Terre Promise. Certains
vont même jusqu’à regretter l’Égypte. Et Dieu apparaît au sommet du
mont Sinaï à Moïse et à Aaron. Et il se manifeste sous la forme de
grandes théophanies, comme vous les connaissez, un peu hollywoodiennes,
avec des tremblements de terre, des orages, la voix de Dieu qui tonne.
Tout cela est très impressionnant. Et puis (Ex 19, 12-13), Dieu dit à
Moïse, « maintenant tu vas tracer une frontière, en bas de la montagne.
Personne n’aura le droit de traverser la frontière, sinon toi et ton
frère Aaron ». Les autres, vous et moi, nous restons au pied de la
montagne, loin de l’endroit où se passent les choses sérieuses. Au
sommet, c’est le lieu de la présence de Dieu, le lieu du sacré, du pur,
de l’indemne, du propre ; en bas c’est le lieu profane, pour vous et
moi. Toute personne qui traversera la frontière sera mise à mort. En
bas, c’est impur, voire un peu sale, banal, quelconque ; en haut c’est
pur, exceptionnel, immaculé. C’est la même frontière que celle que les
Juifs ne veulent pas traverser, à Jérusalem, la veille de la Pâque.
Raison pour laquelle ils refusent d’entrer dans le prétoire (Jn 18,28).
Ou encore, c’est encore au nom de cette frontière que le prêtre et le
Lévite refusent de prêter main forte à l’homme gisant, à demi-mort, sur
le bord du chemin de leurs vies (Lc 10, 25-37). Et c’est cette frontière
qui fait que, je crois, certains prêtres se croient autorisés à abuser
des enfants. Ils pensent qu’ils sont du côté pur de la montagne,
intouchables.
Or la Bible nous apprend, petit à petit, à nous
libérer de cet imaginaire du sacré. Le commencement de ce travail de
libération intervient peut-être en 1 Rois 19, avec le grand prophète
Élie qui rencontre de nouveau Dieu, aussi au sommet de la montagne.
Mais, cette fois-ci, Élie fait l’expérience que Dieu n’est pas dans le
bruit et la fureur, n’est pas dans le tremblement de terre, ni dans
l’orage, ni dans le feu. Toutes ces manifestations hollywoodiennes des
théophanies exodiques, Dieu n’y est pas ! Mais, vous le savez, Dieu est
dans le murmure imperceptible, fin, léger et tendre d’une brise
silencieuse. Alors, entendant ce murmure, Élie se voile le visage parce
que Dieu est là. Or, le vent souffle où il veut. On ne sait d’où il
vient, ni où il va. Il se moque pas mal de nos frontières et de nos
murs !
Serait-ce que le livre de l’Exode nous a menti ? Ou bien,
trivialement, que ces livres qui composent la Bible ont été écrits à
plusieurs mains par des auteurs qui ne sont pas d’accord entre eux ?
C’est vrai que la Bible est écrite à plusieurs mains. Il n’empêche : le
canon des Écritures juives nous fait lire le premier Livre des Rois avec
les Prophètes antérieurs (Neviim Rishonim), et donc après la Torah et
l’Exode. La fantasmagorie de l’Exode, si je puis dire, est là parce que
ces images nous habitent déjà. Elle vient réveiller ces images, non pour
les confirmer mais, justement, pour les déplacer. La Bible va nous
aider à traverser petit à petit nos images de Dieu, pour apprendre qui
est vraiment Dieu. Au fur et à mesure que nous avançons dans le récit
biblique (et en âge !), nos propres images peuvent se laisser convertir.
La traversée ultime, la conversion fondamentale, c’est la Pâque du
Christ, que nous célébrons en ce moment. Jésus, lui aussi, a été
confronté à la lancinante question de la pureté sacrale (Mt 15, 11-20 ;
Lc 11, 37-38) : « pourquoi ne pratiques-tu pas les ablutions comme tout
le monde, avant de manger ? Pourquoi ne jeûnes-tu pas pour te purifier ?
Pourquoi manges-tu avec n’importe qui ? Tu n’es même pas de la famille
Abia du Prêtre Zacharie, comme ton cousin ! Que peut-il venir de bon de
Nazareth, ce bled paumé, loin, très loin, des sommets immaculés où Dieu
se montre ?» Nous allons apprendre que non seulement Dieu ne se
manifeste pas dans les mises-en-scène exodiques qui solennisent le fossé
infranchissable entre le pur et l’impur, mais encore que « Ce n’est pas
ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais ce qui sort de
la bouche.» Ce qui, donc, relève de la sainteté du cœur (cf. Dilexit
nos).
C’est parce qu’il est trois fois Saint que Jésus consent à
franchir nos frontières sacrées, à faire la queue avec les pécheurs,
les souillés, les impurs, les malodorants, vous et moi, pour se faire
baptiser par Jean, au bord du Jourdain.
Et c’est parce qu’il est
le Saint de Dieu qu’il consent à rejoindre le sort des enfants qui se
font pendre à la tombée du jour dans nos camps de concentration. Qu’il
va jusqu’à se livrer lui-même pour mourir pour nous, sur la croix. Amen.
Père Gaël Giraud s.j.
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