vendredi 18 avril 2025

Liturgie de la Parole Vendredi Saint 

Homélie

  


  L’Église aujourd’hui nous fait entendre, de nouveau trois séries de textes de lectures. Tout d’abord un des chants du Serviteur souffrant d’Isaïe. Ce sont quatre poèmes (Is 40-55) à la fin du livre du (deuxième) prophète Isaïe, où ceux qui ont tué l’homme anonyme dont il est question, le Serviteur souffrant, font mémoire de ce qui est advenu : il n’a pas résisté ; il n’a pas répondu à la violence par la violence ; nous l’avons défiguré. Il n’avait plus visage humain, et pourtant c’est lui qui portait nos fautes. Et donc ils racontent l’histoire de leur homicide, après s’être eux-mêmes laissés convertir par la mort de cet homme.
    La communauté chrétienne, à la lumière de la foi de Pâques, relit ce qui advient à Jésus en se disant : au fond, c’est de lui dont il était question dans ce Chant du Serviteur.
    Et tout à l’heure nous allons entendre un extrait de l’Épitre aux Hébreux, où, l’auteur de l’Épitre nous dira du Christ qu’il « a appris à obéir dans la souffrance ». Obéir, obœdire, cela veut dire écouter, en latin. C’est le commencement de la Règle de Saint Benoît. C’est aussi le sens du sh’ma Israël (Dt 6,4). Le Christ a appris à écouter le désir de vie que le Père a inscrit en lui et à y être fidèle, obéissant, jusqu’au bout. C’est ce qui fait qu’il donne sa vie pour nous. Parce que son désir à lui, c’est que nous devenions ses amis. C’est ce qu’il dit dans la grande prière qui suit le lavement des pieds que nous avons célébré hier. Le Christ dit : « désormais je ne vous appelle plus mes esclaves, ou mes disciples, ou mes serviteurs, mais mes amis. » (Jn 15,15) C’est parce qu’il veut que nous devenions ses amis, que, poussé par la désir de vie que le Père a inscrit en lui, il consent à donner sa vie pour nous.
Et puis le troisième texte que l’on vient d’entendre, c’est la Passion de Jésus, telle que Jean nous la raconte.
    Alors, je vais ajouter encore un autre texte, vous me pardonnerez, mais vous allez voir tout de suite pourquoi. C’est un extrait d’un récit que fait Elie Wiesel, dans le camp de concentration où il a été déporté, à Auschwitz-Birkenau, puis Buchenwald. « Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d'appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les S.S. autour de nous, les mitrailleuses braquées : la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés et parmi eux, le petit pipel, l'ange aux yeux tristes.


        Les S. S. paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n'était pas une petite affaire. Le chef de camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur l'enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L'ombre de la potence le recouvrait.
        Le Lagerkapo refusa cette fois de servir de bourreau. Trois S.S. le remplacèrent.
        Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants.
        - Vive la liberté ! crièrent les deux adultes.
        Le petit, lui, se taisait.
        - Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu'un derrière moi.
        Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent.
        Silence absolu dans tout le camp. À l'horizon, le soleil se couchait.
        - Découvrez-vous ! hurla le chef du camp. Sa voix était rauque. Quant à nous, nous pleurions.
        - Couvrez-vous !
        Puis commença le défilé. Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n'était pas immobile : si léger, l'enfant vivait encore...
        Plus d'une demi-heure il resta ainsi, à lutter entre la vie et la mort, agonisant sous nos yeux. Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses yeux pas encore éteints.
        Derrière moi, j'entendis le même homme demander :
        - Où donc est Dieu ?
        Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :

        - Où il est ? Le voici - il est pendu ici, à cette potence...
Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre. » (La Nuit)

    Alors je crois qu’Élie Wiesel nous dit ce que nous avons déjà commencé à prier dehors, tout à l’heure. A savoir que, toutes les fois qu’un enfant subit ce que subit cet enfant dans ce camp, c’est le Christ que nous tuons. De nouveau. Encore. Chaque jour.
    Dans le paragraphe 123 de l’encyclique Laudato Si, le pape François dresse même un parallèle un peu effrayant. Où il dit qu’au fond, c’est le même esprit, l’esprit du mauvais, de  l’ennemi de la nature humaine, qui agit en nous lorsque nous abusons des enfants. Et Dieu sait si c’est une question terrible dans notre Église aujourd’hui. Où lorsque nous abandonnons nos personnes âgées, parce que leurs enfants estiment qu’elles sont devenues inutiles. Ou encore lorsque nous détruisons la planète, au motif que le « marché » pourvoira. Alors le Pape dit : c’est la même logique qui est sous-jacente à tout ceci. Celle qui conduit à pendre cet enfant, dans ce camp. Et c’est la logique qui nous a conduits à crucifier le Christ.
    Lors d’une audience, le 3 septembre 2020, que j’ai pu avoir avec le Pape François — qui, à l’époque, était en grande forme —, en présence d’une délégations de militants écologistes français, nous avons évoqué ce paragraphe 123. Et il nous a dit ceci : « il y a un quatrième point, que je n’ai pas mentionné, que j’aurais dû mentionner, ce sont les violences faites aux femmes ». Toutes les fois qu’il est fait violence à une femme, c’est le Christ que nous crucifions. Encore et encore.
    Alors je voudrais ajouter un mot sur ce qu’il y a de spécifique dans la mort du Christ lui-même. Et pourquoi c’est cette singularité de la mort du Christ qui donne sens à Matthieu 25 et qui fait que, chaque fois que nous le faisons au plus petit d’entre nous, c’est au Christ que nous le faisons.
    Pourquoi avons-nous rejeté le Christ ? Nous l’avons entendu, dans l’Évangile de Jean. Les Juifs qui sont là et qui veulent le condamner, refusent d’entrer dans le prétoire, au motif qu’ils ne veulent pas se souiller. Ils veulent rester purs, pour pouvoir célébrer la Pâque. Et c’est cela l’ironie tragique de la situation. Ils vont bien fêter Pâque, malgré eux, parce qu’ils vont eux-mêmes immoler l’Agneau de Dieu. Tout en croyant se débarrasser d’un gêneur inutile en vue de célébrer « proprement » la Pâque, juive.  Au nom du « propre », de l’immune, de l’indemne, du non-souillé, du sacré, ils vont supplicier le Saint de Dieu.
    Mais ce qu’il y a derrière ce refus, des Juifs de l’époque, du nôtre aujourd’hui, c’est le refus d’admettre que le Dieu qui nous aime est prêt à donner sa vie pour nous dans le quotidien banal de nos vies, dans la poussière un peu sale, dans ce qui n’est ni beau, ni reluisant et où, pourtant, il nous rejoint. C’est notre enfermement, je crois, dans une certaine catégorie qu’on pourrait appeler celle du sacré, qui nous interdit d’entendre l’appel du Christ pendu un soir, à Auschwitz. Alors que le Dieu qui nous aime, c’est un Dieu de la Sainteté. [Christoph Theobald, après Emmanuel Lévinas, notamment, insiste sur la distinction entre le sacré et le saint.]

    J’explique en un mot. La géographie du sacré commence peut-être dans le livre de l’Exode, en Exode 19. Nous sommes au milieu du désert, le peuple est perdu, n’a pas de GPS pour trouver la Terre Promise. Certains vont même jusqu’à regretter l’Égypte. Et Dieu apparaît au sommet du mont Sinaï à Moïse et à Aaron. Et il se manifeste sous la forme de grandes théophanies, comme vous les connaissez, un peu hollywoodiennes, avec des tremblements de terre, des orages, la voix de Dieu qui tonne. Tout cela est très impressionnant. Et puis (Ex 19, 12-13), Dieu dit à Moïse, « maintenant tu vas tracer une frontière, en bas de la montagne. Personne n’aura le droit de traverser la frontière, sinon toi et ton frère Aaron ». Les autres, vous et moi, nous restons au pied de la montagne, loin de l’endroit où se passent les choses sérieuses. Au sommet, c’est le lieu de la présence de Dieu, le lieu du sacré, du pur, de l’indemne, du propre ; en bas c’est le lieu profane, pour vous et moi. Toute personne qui traversera la frontière sera mise à mort. En bas, c’est impur, voire un peu sale, banal, quelconque ; en haut c’est pur, exceptionnel, immaculé. C’est la même frontière que celle que les Juifs ne veulent pas traverser, à Jérusalem, la veille de la Pâque. Raison pour laquelle ils refusent d’entrer dans le prétoire (Jn 18,28). Ou encore, c’est encore au nom de cette frontière que le prêtre et le Lévite refusent de prêter main forte à l’homme gisant, à demi-mort, sur le bord du chemin de leurs vies (Lc 10, 25-37). Et c’est cette frontière qui fait que, je crois, certains prêtres se croient autorisés à abuser des enfants. Ils pensent qu’ils sont du côté pur de la montagne, intouchables.
    Or la Bible nous apprend, petit à petit, à nous libérer de cet imaginaire du sacré. Le commencement de ce travail de libération intervient peut-être en 1 Rois 19, avec le grand prophète Élie qui rencontre de nouveau Dieu, aussi au sommet de la montagne. Mais, cette fois-ci, Élie fait l’expérience que Dieu n’est pas dans le bruit et la fureur, n’est pas dans le tremblement de terre, ni dans l’orage, ni dans le feu. Toutes ces manifestations hollywoodiennes des théophanies exodiques, Dieu n’y est pas ! Mais, vous le savez, Dieu est dans le murmure imperceptible, fin, léger et tendre d’une brise silencieuse. Alors, entendant ce murmure, Élie se voile le visage parce que Dieu est là. Or, le vent souffle où il veut. On  ne sait d’où il vient, ni où il va. Il se moque pas mal de nos frontières et de nos murs !
    Serait-ce que le livre de l’Exode nous a menti ? Ou bien, trivialement, que ces livres qui composent la Bible ont été écrits à plusieurs mains par des auteurs qui ne sont pas d’accord entre eux ? C’est vrai que la Bible est écrite à plusieurs mains. Il n’empêche : le canon des Écritures juives nous fait lire le premier Livre des Rois avec les Prophètes antérieurs (Neviim Rishonim), et donc après la Torah et l’Exode. La fantasmagorie de l’Exode, si je puis dire, est là parce que ces images nous habitent déjà. Elle vient réveiller ces images, non pour les confirmer mais, justement, pour les déplacer. La Bible va nous aider à traverser petit à petit nos images de Dieu, pour apprendre qui est vraiment Dieu. Au fur et à mesure que nous avançons dans le récit biblique (et en âge !), nos propres images peuvent se laisser convertir. La traversée ultime, la conversion fondamentale, c’est la Pâque du Christ, que nous célébrons en ce moment. Jésus, lui aussi, a été confronté à la lancinante question de la pureté sacrale (Mt 15, 11-20 ; Lc 11, 37-38) : « pourquoi ne pratiques-tu pas les ablutions comme tout le monde, avant de manger ? Pourquoi ne jeûnes-tu pas pour te purifier ? Pourquoi manges-tu avec n’importe qui ? Tu n’es même pas de la famille Abia du Prêtre Zacharie, comme ton cousin !  Que peut-il venir de bon de Nazareth, ce bled paumé, loin, très loin, des sommets immaculés où Dieu se montre ?»  Nous allons apprendre que non seulement Dieu ne se manifeste pas dans les mises-en-scène exodiques qui solennisent le fossé infranchissable entre le pur et l’impur, mais encore que « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais ce qui sort de la bouche.» Ce qui, donc, relève de la sainteté du cœur (cf. Dilexit nos).
    C’est parce qu’il est trois fois Saint que Jésus consent à franchir nos frontières sacrées, à faire la queue avec les pécheurs, les souillés, les impurs, les malodorants, vous et moi, pour se faire baptiser par Jean, au bord du Jourdain.
    Et c’est parce qu’il est le Saint de Dieu qu’il consent à rejoindre le sort des enfants qui se font pendre à la tombée du jour dans nos camps de concentration. Qu’il va jusqu’à se livrer lui-même pour mourir pour nous, sur la croix. Amen.

Père Gaël Giraud s.j.

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