Liturgie de la Parole Jeudi Saint
Homélie
L’Évangile de Jean ne raconte pas l’institution de l’Eucharistie. C’est
l’une de ses spécificités. Par contre, il nous raconte le lavement des
pieds, au chapitre 13. Alors notre Église, ce soir, pour nous faire
entrer dans ce mystère, nous propose de superposer trois évènements. Le
premier c’est la Pâque juive, c’est-à-dire la sortie d’Égypte, la
libération de la « maison de servitude », à « main forte et à bras
étendu », où le Seigneur sauve son peuple, lui fait traverser la mer,
l’emmène au désert pour le conduire vers la Terre Promise. Première
scène.
Deuxième grande scène : l’Institution Eucharistique que
nous avons entendue dans la première lettre aux Corinthiens, lors du
dernier repas.
Troisième scène : le lavement des pieds que nous venons d’entendre et que nous venons de vivre.
Il y a un fil conducteur, un petit détail, dans toutes ces scènes, qui
nous permet de vérifier qu’il s’agit bien, à chaque fois, du même
« événement » spirituel, c’est la branche d’hysope. L’hysope est un
petit arbre avec les feuilles duquel on fait de la tisane… Or, dans le
livre de l’Exode, c’est avec une branche d’hysope que l’on mit du sang
de l’agneau égorgé sur les maisons pour les marquer : lors de la dixième
plaie d'Égypte — la mort des premiers-nés —, chaque famille dut
sacrifier un agneau sans défaut ; on devait badigeonner les montants et
le linteau de la porte d’entrée avec le sang de cet agneau. Ce geste
devait être accompli avec une branche d’hysope (Ex 12, 22). En voyant le
sang, l’ange du Seigneur passerait au-dessus — pèsah en hébreu), d'où
le nom Pâque (Passover en anglais) —, et n’enverrait pas le fléau
destructeur.
Puis, dans le Lévitique, on lira que c’est avec une
branche d’hysope qu’on purifie les lépreux (Lev 14, 4-7). Et puis dans
le Psaume 50 que nous prions tous les vendredis matin, je redis, avec le
psalmiste, « purifie-moi avec l’hysope et je serai pur » (Ps 50,9). Et
finalement chez Jean, sur la croix, lorsque le Christ a soif, il dit
« j’ai soif » et on lui donne du vinaigre sur une branche d’hysope.
Alors, par là, l’évangéliste signifie : vous voyez, ceux des enfants,
des premiers-nés, que Dieu a épargné en Égypte pour les sauver, en les
marquant avec une branche d’hysope, son Premier-né, nous, nous ne
l’avons pas épargné et nous lui avons donné du vinaigre au bout d’une
branche d’hysope. C’est lui, l’Agneau pascal, c’est Jésus, et c’est nous
qui le tuons. Et peut-être même que, de lui, qui avait pris sur lui la
lèpre de nos péchés, nous avons involontairement signifié qu’il est pur
avec cette branche d’hysope. Au même titre que Pilate a dit vrai sans le
vouloir en faisant inscrire « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » (Jn
19,19-20).
Alors on pourrait se dire évidemment : bon, ce sont là
des éléments lointains, qui nous concernent peu. Mais je crois que ce
n’est pas vrai. Chacune, chacun de nous, nous retraversons la Mer Rouge.
Espérons-le, nous sommes libérés de notre propre servitude en Égypte.
Le Christ vient nous chercher, et le Christ vient nous laver les pieds
aujourd’hui.
Une manière de la comprendre, je crois, c’est de revenir
à l’expérience fondatrice du nourrisson — celui que nous avons tous
été. Le nourrisson, qu’est-ce qu’il fait ? Eh bien, il tête le sein de
sa maman. Et c’est une question de survie. S’il ne fait pas çà, il
meurt. Il ne comprend pas bien ce qui lui arrive mais il sait que si le
sein maternel s’écarte, il est fichu. Alors il est dans une espèce de
fusion avec sa maman. Le « je veux tout, tout de suite et si tu t’en
vas c’est le drame absolu » de leur enfant, toutes les mamans
connaissent cela. Et puis, il va falloir que l’enfant apprenne petit à
petit, qu’il n’est pas le centre du monde, même pour sa maman, qu’elle
peut s’éloigner, qu’elle peut aimer d’autres que lui. Et que,
lorsqu’elle s’éloigne, comme elle va revenir, il ne mourra pas, il peut
vivre.
Et là intervient le moment de la Loi. C’est le moment où
je sors du « je veux tout, tout de suite ». Tant que je suis dans la
pulsion immédiate, je pense que je vais mourir si elle n’est pas
immédiatement satisfaite. Alors la Loi, que Moïse nous donne, que Dieu
nous donne à travers Moïse (Ex 32), elle vient creuser un écart à cet
endroit, entre ma pulsion et son objet. Elle pose un inter-dit : « non,
tu ne fusionnes pas avec ta maman et tu peux vivre en t’écartant
d’elle. Il y a des choses qui ne sont pas permises : tu ne tueras pas,
tu ne mentiras pas, tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin, tu
n’honoreras pas d’autre dieu que Dieu... ». Cela met une limite, une
barrière à ma dévoration de l’autre et du monde. Sans cette loi, je
régresse assez spontanément dans ce rapport dévorant, moi qui vous
parle, et chacun d’entre nous.
Alors cette limite-là , elle est
destinée, non pas à nous faire mourir, mais à nous faire grandir.
Qu’est-ce qu’elle signifie pour lui, pour le nourrisson ? Décoller le
nez du sein de sa maman et regarder sa maman, pour la première fois.
L’en-visager. C’est une personne qui l’aime et que lui aime.
Dans
la distance , il va apprendre une autre relation à sa mère, une
relation de tendresse, d’amour. Mais s’il ne décolle jamais du sein
maternel, il ne pourra jamais croiser le regard de sa mère comme d’un
sujet en face de lui. Autrement dit, apprendre grâce à la Loi qui creuse
un écart entre le monde et moi, à passer de la pulsion du « tout, tout
de suite » au temps long du désir, c’est tout un chemin. Et nous y
sommes, vous et moi. D’une manière ou d’une autre, nous sommes sortis de
la prison d’Égypte qu’est la pulsion, la servitude du « tout, tout de
suite », l’enfer de croire que le monde est une vaste série d’objets
dont je peux me servir arbitrairement. Ça, c’est une prison, mortelle,
pour chacun de nous. Si nous sommes ici rassemblés ce soir, c’est que
nous en sommes sortis, au moins un peu, même si nous sommes tous un peu
récidivistes, voire multi-récidivistes.
Le Christ surgit
exactement à cet endroit-là. D’abord, pour nous relever chaque fois que
nous rechutons dans la dévoration. Ensuite, pour nous dire « je ne suis
pas venu abolir la Loi, mais je suis venu l’accomplir » (Mt 5,17). Et il
l’accomplit dans le geste même où il nous lave les pieds, ce soir.
Qu’est-ce qu’il vient nous dire ? Ceci : « non seulement, tu es invité.e
à entrer dans le temps long du désir, et non pas de la satisfaction
immédiate —parce que l’autre n’est pas un objet pour toi, c’est un sujet
à aimer—, mais encore, avec toi, je veux aller plus loin que cela ».
Une manière de comprendre ce « plus loin que cela », « plus loin que la
Loi » auquel nous invite le Christ à genoux, occupé à laver nos pieds,
c’est de se rappeler la Règle d’or évangélique. On ne l’entend pas chez
Jean mais chez Matthieu et Luc (Mt 7,12, Lc 6,31). Toutefois, je crois
que le lavement des pieds est l’une de ses mises en acte. C’est aussi
pour Jean une manière de nous la signifier. (Et comme dans toute bonne
liturgie et toute bonne pastorale, le geste précède la parole qui vient
lui donner un sens.) Quant le Christ, à la fin du discours sur la
montagne chez Matthieu énonce la Règle d’or, il ajoute « voilà toute la
Loi et les prophètes ». Donc, pour aller plus loin que la Loi, qui
creuse une distance où peut naître le désir, il faut vivre la Règle
d’or. Alors qu’est-ce qu’elle dit ? Elle dit « tout ce que vous voudriez
que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux ». Vous voulez
qu’on vous lave les pieds ? Commencez par laver les pieds des autres.
C’est une manière de nous dire : mon désir, qui s’est creusé grâce à la
Loi, je suis invité, si je veux, comme je veux, à le mettre au service
du désir de l’autre : « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent
pour vous, faites-le pour eux ». Inversion du désir…
Cela
suppose d’en passer par une expérience spirituelle fondatrice qui est de
se mettre à la place d’autrui, sans quitter la mienne, sans prétendre
être un autre que soi-même, comme aime à le rappeler Christoph Theobald.
Expérience où j’apprends à mettre mes pieds dans les sandales d’autrui :
« mais qu’est-ce que vit l’autre ? où en est son désir ? ». Nous
faisons tous cela, à notre manière, dans une vie de famille, dans une
vie de couple. Je suis certain, que l’un et l’autre, vous avez appris, à
vous mettre, un peu, au moins de temps en temps, à la place de l’autre
pour comprendre : et pour quoi me dit-il cela ? Pourquoi est-ce qu’elle
fait les choses comme cela ? Pourquoi est-ce que lui, il réagit tout le
temps comme cela ? Vous voyez ? Alors je fais cet exercice d’amour, de
me mettre à sa place pour comprendre, un peu, comme je peux, où il en
est, d’où elle me parle... Ça, c’est la Règle d’or. Je mets un peu de
mon désir de vie, désir de Dieu, au service de l’autre.
Lorsque
le Pape François a visité la Belgique, en septembre dernier, il est venu
visiter la communauté jésuite de saint Michel. Et certains d’entre
nous, qui sont un peu perplexes devant la sécularisation de la Belgique,
lui ont demandé : « Très saint Père, comment fait-on pour évangéliser
dans un pays aussi sécularisé que notre chère Belgique ? » Et le Pape a
eu, je crois une très belle réponse. Il a dit : « dans le dialogue que
vous entamez avec les autres, qu’ils soient chrétiens ou non, votre
rôle, votre tâche, c’est de faire sentir à l’autre que vous vous mettez à
son service ». Autrement dit, de lui signifier que vous êtes prêts à
lui laver les pieds. « Alors là seulement votre parole sera crédible » a
ajouté François. Le Pape nous dit : pour entrer en dialogue avec
autrui, dans une société sécularisée, il faut vivre la Règle d’or. C’est
ce qu’on vit dans les familles, c’est ce qu’on vit dans les communautés
religieuses, toutes. Si on ne la vit pas, cela va mal, dans les
communautés. Si je ne fais pas de temps en temps l’effort — et pas
simplement ma prieure ou mon supérieur mais tous les membres de la
communauté—, d’essayer de comprendre pourquoi, celui-ci, « il fait tout
le temps ça », il a le don de me casser les pieds, eh bien la vie
communautaire devient vite un calvaire. La Règle d’or, c’est le chemin
d’apprentissage du vivre ensemble.
Mais si vous y réfléchissez,
la démocratie dépend elle aussi de la Règle d’or. Il n’y a pas de
démocratie sans un véritable débat, sincère, sur les projets de société
que nous voulons faire naître. Le débat politique, si on veut qu’il soit
autre chose que ce qui se passe en ce moment à l’Assemblée Nationale en
France —c’est-à-dire, un théâtre où l’on passe son temps à s’insulter
sans même proposer de projet de société—, si on veut que ce soit un vrai
lieu de débat, il faut bien qu’à un moment ou à un autre, j’essaye de
mettre mes pieds dans les chaussures de l’autre, même si je ne suis pas
d’accord avec lui ou avec elle. Pour comprendre : « pourquoi pense-t-il
ou pense-t-elle différemment de moi ? » Il n’y a pas de démocratie sans
cela ; il n’y a que des invectives ad hominem et des coups bas.
Dans le « tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous »
est en jeu l’infinité du désir. Et donc nous n’en aurons jamais fini de
vivre la Règle d’or, de nous mettre à genoux pour laver, essuyer,
embrasser les pieds de ceux et celles que nous aimons, et aussi de ceux
et celles que nous aimons moins. Le Christ a aussi lavé les pieds de
Judas.
Encore un mot, pour aller juste un tout petit peu plus
loin : qu’est-ce que veut dire « me mette au service du désir de
l’autre ? » Ce n’est pas juste l’affaire d’une B.A. par jour pour « être
gentil », un « bon élève » ou un « bon religieux »... Cela a quelque
chose à voir avec ce que François appelle la « mystique de la
fraternité » (cf. son discours en Grèce du 4 décembre 2021 mais aussi
Evangelii Gaudium § 87 et Fratelli tutti). On pourrait dire, je crois,
que chacun, chacune d’entre nous a quelque part, ici [geste vers le
cœur], un jardin secret. Un jardin secret, à l’intérieur duquel il y a
un puits. Un puits au fond duquel il y a une source d’eau jaillissante
qui est le lieu où l’Esprit de Dieu me traverse (Jn 4, 13-14). C’est la
source de la vie éternelle, source intérieure, que le Seigneur suscite
car il veut des « adorateurs en esprit et en vérité » (Jn 4, 23-24).
C’est cette source mystérieuse qui nous fait nous lever le matin, qui
nous donne la joie, qui nous donne la vie. Et puis, quelques fois, eh
bien, vous et moi —moi le premier—, nous oublions le chemin qui mène à
la source, dans notre jardin intérieur. Nous ne savons plus très bien
par où ça passe. Il y a des broussailles partout, les ronces ont envahi
le chemin. Ou bien des gravats, des pierres ont obstrué l’entrée du
puits, et on n’arrive plus à les retirer. L’accès est bouché. Ou encore,
la source nous semble tarie. Ou, pire, empoisonnée. Alors, mettre mon
désir de vie au service de l’autre, cela veut dire être prêt à aller
jusqu’à entrer, avec la permission de l’autre — jamais par effraction—,
dans son jardin. Passer la grille avec un infini respect. Cheminer avec
lui ou avec elle, sur les impasses de sa vie, les cul-de-sac remplis de
ronces. L’aider à rouler la pierre (Jn 11, 39) pour aller puiser l’eau à
son puits à lui, ou à elle. Par exemple, moi j’aime beaucoup les
accents un peu virils de Beethoven, disons, mais elle, c’est la
tendresse de Mozart. Alors… on va écouter du Mozart ! Pas simplement
pour lui faire plaisir (ce qui serait encore de l’ordre du calcul, de la
tactique, de la stratégie), mais pour rien. Ex nihilo. Gratuitement. Ou
plutôt, parce que, si cela la comble de joie, ce doit être parce que
c’est tout de même beau, Mozart ! Et donc je vais essayer de me
convertir de l’ouverture de Coriolan au Concerto pour clarinette…
apprendre à goûter à la source de vie qui se manifeste dans la musique
de Mozart écoutée avec ses oreilles, à elle.
« En chemin, il s’abreuve au torrent ;
c’est pourquoi il redresse la tête. » Ps 110(109) 7
Là, je prends un exemple trivial parce que tout le monde, ou presque, aime et Mozart et Beethoven. Mais chacun peut bien trouver ses propres exemples, que ce soit dans la vie de communauté, en famille, au boulot… Je crois que c’est à cela que nous invite aujourd’hui le Christ. C’est cela, le chemin de la joie réelle, profonde, paisible, durable, qu’il nous promet. Heureux es-tu si tu vis cela dans ta vie (Jn 13, 17). Amen.
Père Gaël Giraud s.j.
Image: lavement des pieds de Sieger Köder
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