dimanche 20 avril 2025

Liturgie de la Parole Dimanche de Pâques

Homélie

Évangile: Luc 24, 13-35 les disciples d'Emmaüs


Je crois que cette scène d’Emmaüs, que nous connaissons bien, nous parle de notre situation aujourd’hui, de la situation de notre Église et du monde.
    Voici deux disciples qui font route. Un seul est nommé, Cléophas, l’autre reste anonyme. Peut-être parce que, l’autre, c’est chacune, chacun d’entre nous, qui marchons, désolé peut-être, attristé ou désemparé par ce qui advient au monde aujourd’hui. Il y a de quoi ! Dans notre Église, l’exculturation du christianisme en Europe (Danièle-Hervieu Léger) peut être source de perplexité. Quelqu’un me disait encore, hier : « la jeune génération ne connaît plus rien du christianisme, comment pouvons-nous transmettre ? » Inversement, le travail formidable accompli par le Pape François dans notre Eglise, pour d’une certaine manière, on pourrait dire, tourner la page de la réforme grégorienne (qui a pu tendre à assimiler l’Église à un État bureaucratique, vertical et autocratique) et rouvrir notre Église à la synodalité, conduire à un discernement collectif dans l’Esprit, ensemble, depuis le Vatican jusqu’aux communautés locales, et jusqu’à notre communauté, ici.
    Et puis, il y a le chaos qui advient aujourd’hui sur la scène géopolitique. Des alliances que nous croyions éternelles depuis 1945, qui semblent être défaites. Et ce que le Pape François appelle « la troisième guerre mondiale par morceaux » qui est en train d‘advenir sous nos yeux : au Kivu, à Gaza, en Ukraine... Alors, c’est tout cela que nous portons dans notre sac à dos avec Cléophas sur la route.
    Et voilà qu’un étranger arrive. Un migrant qui traversé la Méditerranée sur un pneumatique.  La police grecque lui a tiré dessus quand il est arrivé sur les rivages de Grèce. Il a survécu, Dieu sait comment. Il est monté dans un train, illégalement, et puis il a atterri quelque part en Europe de l’Ouest, en demandant l’asile. Finalement, il est arrivé en stoemeling en Belgique. On l’a mis dans un centre de rétention — une prison —, où il attend que son sort soit réglé par l’administration. Et peut-être tel ou tel volontaire du Service Jésuite des Réfugiés (JRS) vient-il lui rendre visite, pour lui dire : « tu sais, pour nous tu es encore un humain. Tu n’es pas d’abord un problème à résoudre mais un frère » ?
    Alors cet homme vient nous parler, sur nos chemins de désolation et peut-être, pour certains, de désespoir. Il n’est pas au courant de tout. Cela fait des mois qu’il voyage en clandestin, caché dans des trains de marchandise… On lui dit : « comment, tu es bien le seul, à Bruxelles, à ne pas suivre ce qui se passe sur X/Twitter, Elon Musk et tout ça ! Tu n’es pas au courant du brole provoqué par les tarifs douaniers ? » Non, non. Mais lui nous renvoie à autre chose. Peut-être, en fait, à une figure de l’Église qui est en train, mystérieusement, discrètement, d’émerger sous les décombres de la réforme grégorienne et du Concile de Trente — un peu comme des fleurs qui poussent dans les interstices du béton de certaines friches industrielles laissées à l’abandon. Un nouveau visage de l’Église, qui n’est plus construit sur, on  pourrait dire, le quadrillage territorial de notre espace par la paroisse, avec le clocher au milieu, le « Père » au milieu, les piliers des sacrements du début jusqu’à la fin de la vie. (Je crois qu’on parle, en Wallonie, des « cinq piliers ».) Peut-être l’Église qui est en train d’émerger, grâce à ce migrant, est-elle fondamentalement « la même qu’avant » mais quelque chose la rend méconnaissable à nos yeux. Tout comme les deux disciples ne reconnaissent pas leur ami, crucifié et mort pour eux, dans les traits de cet inconnu mal informé.
    Qu’est-ce que fait Jésus ? Il renvoie ses deux interlocuteurs aux Écritures. Il leur fait faire un travail de déchiffrage des Écritures, de notre tradition, à la lumière des signes des temps. Et c’est le travail que nous devons faire, et que nous faisons, en Église : lire les Écritures à la lumière des « signes des temps » (Gaudium et Spes §4) et lire les signes des temps à la lumière des Écritures. Il y a là un va-et-vient indispensable sans lequel à la fois l’Écriture devient muette pour nous et les signes des temps, indéchiffrables. Et c’est exactement ce que nous faisons en ce moment-même en relisant l’épisode d’Emmaüs à la lumière de ce qui se passe dans notre monde. Donc le Christ invite ses interlocuteurs, il nous invite aujourd’hui, à faire ce va-et-vient : lire ensemble des Écritures er déchiffrer ce qui advient dans le monde. Et chacune de ces deux lectures éclaire l’autre. Hors de cet aller-retour constant, nous sommes à la peine pour trouver du sens à l’un, le monde, comme aux autres, les Écritures.
    La grande étape suivante, c’est le jour qui tombe, la nuit qui arrive : notre inconnu fait mine de continuer de marcher. Alors, les volontaires de JRS lui disent : « non, non, reste avec nous, au moins pour ce soir ». Pourquoi ? Parce qu’ils sentent bien qu’il y a quelque chose de la douceur, de la tendresse et de la force de Dieu qui émane de cet homme, et qui les rend vivants. Plus tard, dans la relecture, ils constateront que leur cœur « était tout brûlant » (Lc 24, 32). Reste avec nous car, déjà, le jour baisse. La nuit est en train de gagner en Europe et aux États-Unis, peut-être, à la faveur d’élections qui donnent le pouvoir aux plus violents d’entre nous. Certains ont même comme projet explicite de nous plonger dans la nuit : c’est ce que révèle le nom même — Dark Enlightenment, les Lumière sombres — que les idéologues de Donald Trump (e.g., Curtis Yarvin) ont donné à leur agenda politique.  
    Voilà qu’il entre pour rester avec eux. Dans Fratelli tutti, à propos de la parabole du Bon Samaritain, le Pape François nous fait remarquer le rôle primordial joué par les médiations institutionnelles : l’auberge, la monnaie (§77-86)… Il en va de même ici : sans une auberge et un aubergiste qui les accueille, ils n’auraient nul endroit où prendre leur repas du soir, ensemble. C’est la raison pour laquelle l’exhortation apostolique Laudate Deum, par exemple, a une tonalité si explicitement « politique » : la rencontre interpersonnelle que nous chérissons tant, nous autres chrétiens, c’est primordial. Mais elle n’a jamais lieu « dans le vide », « en l’air ». Toujours, il lui faut des institutions pour qu’elle puisse prendre chair. Raison pour laquelle nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer le politique.
    Ici, c’est la troisième étape fondamentale, je crois, de l’Église qui est en train d’émerger à la lumière post-pascale de la Résurrection. C’est celle de l’hospitalité messianique que le Christ a vécue toute sa vie et dont les deux disciples font à leur tour l’expérience. On peut relire les quatre évangiles, et vous n’y trouverez nulle part Jésus refusant d’entrer en relation avec quiconque. Il accueille le tout-venant, sans lui demander son pedigree – « est-ce que tu as ton certificat de baptême ? Tes papiers sont bien en règle ? Est-ce que tu as bien fait Solvay comme tout le monde ? Ah, tu es ingénieur civil alors ? Tu n’es pas divorcé-remarié au moins… ?»– Il ne pose jamais ce type de question. Que l’on soit Juif ou non, Syro-phénicienne, femme de mauvaise vie peut-être, ou « collabo » du régime romain perché sur son arbre (comme Zachée), larron condamné à mort ou Sadducéen, aveugle, estropié, malade ou docteur de la Loi, il accueille le fils et la fille du Père qu’il a devant lui et chez qui il cherche à reconnaitre la sainteté de son Père. Le Christ est comme un sourcier, vous savez, avec sa fourche de noisetier, qui cherche l’eau dans le désert. Le désert, c’est notre société, avec ses solitudes terribles (y compris dans nos villes bondées). L’eau enfouie, c’est la sainteté de Dieu, que le Père a semée dans le monde. C’est Origène qui nous en parle : dans le Contre Celse, il évoque les semences du Logos  (λόγοι σπερματικοί). Cela renvoie à la sainteté que le Père a jetée discrètement dans le monde et que le Fils vient révéler – un peu comme les œufs de Pâques que nous cherchions avec tant de plaisir, enfants, dans le jardin. Pour les découvrir, il nous faut, comme Cléophas et son ami, apprendre l’hospitalité. Il faut que l’Europe accepte, enfin, d’être hospitalière. Et pas seulement l’Allemagne d’Angela Merkel, en 2015, mais l’Europe d’aujourd’hui. Parce que les migrants qui atterrissent chez nous, nous font voir un visage du Christ aujourd’hui, qui chemine avec nous, sur nos routes de désolation. Parce qu’ils sont l’un des chemins privilégiés par lesquels la grâce nous arrive aujourd’hui.
    Et puis, quatrième étape, tous trois célèbrent l’Eucharistie ensemble. Vous l’avez entendu, ce sont les mots de l’Institution Eucharistique : il prit le pain, il prononça la bénédiction, et l’ayant rompu, il le leur donna. Alors, dans cette Église nouvelle qui est en train d’émerger, discrètement, il y a l’Eucharistie, à la fin, pour célébrer in fine ce qui a été vécu. Alors leurs yeux s’ouvrirent, ils le reconnurent et lui disparut. Avouons-le : nous sommes tous un peu déçus ! Pourquoi disparaît-il ? C’est un petit peu comme sur le Mont Thabor, vous savez (Mc 9, 2-10) : Pierre voudrait planter une tente, faire du camping et rester avec le Christ, Élie et Moïse parce qu’on est « tellement bien », là-haut. C’est comme nous dans notre retraite : on aimerait y rester toujours, et ne jamais redescendre dans la plaine. Là aussi, une fois qu’on a reconnu le Christ à table, on aimerait bien rester avec lui, ne plus jamais en être séparés. Ou encore, dans nos oraisons : quand elles sont consolantes et bonnes, quand la présence de Dieu se fait sentir, nous aimerions qu’elles durent toujours. Mais non. Le Seigneur nous échappe (nolli me tangere) parce que, ce qu’il attend de nous, c’est que nous allions à notre tour transmettre la joie de la Résurrection dont nous avons fait l’expérience avec lui.
    Alors, je crois que c’est cela l’Église en train de naître aujourd’hui, l’Église de demain si nous voulons bien l’aider à grandir. Des communautés chrétiennes, comme celle où nous sommes aujourd’hui, qui apprennent à faire le va-et-vient entre les Écritures, qu’elles lisent ensemble, le déchiffrage des signes des temps, qui deviennent bien énigmatiques, l’hospitalité messianique accordée à l’étranger et la célébration du chemin pascal que nous fait faire cet étranger dans l’Eucharistie. Voilà tout ce dont il est question dans ce chemin d’Emmaüs.
    Et ce chemin,  ὁδός en grec, ils le font ensemble, Cléophas, son ami et le Christ. Et donc en grec cela donc σύν-οδος, et c’est exactement, je crois, le chemin de la synodalité auquel le Pape François nous invite.
    Puissions-nous entrer avec un cœur large et généreux dans cette Église de la Résurrection, fragile mais porteuse d’avenir, qui est en train de naître sous nos yeux. Amen.

Père Gaël Giraud s.j.

Photo du cierge pascal et de l'icône (copie!) de la descente du Christ aux enfers de Roublev

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