Liturgie de la Parole Dimanche de Pâques
Homélie
Évangile: Luc 24, 13-35 les disciples d'Emmaüs
Je
crois que cette scène d’Emmaüs, que nous connaissons bien, nous parle
de notre situation aujourd’hui, de la situation de notre Église et du
monde.
Voici deux disciples qui font route. Un seul est nommé,
Cléophas, l’autre reste anonyme. Peut-être parce que, l’autre, c’est
chacune, chacun d’entre nous, qui marchons, désolé peut-être, attristé
ou désemparé par ce qui advient au monde aujourd’hui. Il y a de quoi !
Dans notre Église, l’exculturation du christianisme en Europe
(Danièle-Hervieu Léger) peut être source de perplexité. Quelqu’un me
disait encore, hier : « la jeune génération ne connaît plus rien du
christianisme, comment pouvons-nous transmettre ? » Inversement, le
travail formidable accompli par le Pape François dans notre Eglise, pour
d’une certaine manière, on pourrait dire, tourner la page de la réforme
grégorienne (qui a pu tendre à assimiler l’Église à un État
bureaucratique, vertical et autocratique) et rouvrir notre Église à la
synodalité, conduire à un discernement collectif dans l’Esprit,
ensemble, depuis le Vatican jusqu’aux communautés locales, et jusqu’à
notre communauté, ici.
Et puis, il y a le chaos qui advient
aujourd’hui sur la scène géopolitique. Des alliances que nous croyions
éternelles depuis 1945, qui semblent être défaites. Et ce que le Pape
François appelle « la troisième guerre mondiale par morceaux » qui est
en train d‘advenir sous nos yeux : au Kivu, à Gaza, en Ukraine... Alors,
c’est tout cela que nous portons dans notre sac à dos avec Cléophas sur
la route.
Et voilà qu’un étranger arrive. Un migrant qui
traversé la Méditerranée sur un pneumatique. La police grecque lui a
tiré dessus quand il est arrivé sur les rivages de Grèce. Il a survécu,
Dieu sait comment. Il est monté dans un train, illégalement, et puis il a
atterri quelque part en Europe de l’Ouest, en demandant l’asile.
Finalement, il est arrivé en stoemeling en Belgique. On l’a mis dans un
centre de rétention — une prison —, où il attend que son sort soit réglé
par l’administration. Et peut-être tel ou tel volontaire du Service
Jésuite des Réfugiés (JRS) vient-il lui rendre visite, pour lui dire :
« tu sais, pour nous tu es encore un humain. Tu n’es pas d’abord un
problème à résoudre mais un frère » ?
Alors cet homme vient nous
parler, sur nos chemins de désolation et peut-être, pour certains, de
désespoir. Il n’est pas au courant de tout. Cela fait des mois qu’il
voyage en clandestin, caché dans des trains de marchandise… On lui dit :
« comment, tu es bien le seul, à Bruxelles, à ne pas suivre ce qui se
passe sur X/Twitter, Elon Musk et tout ça ! Tu n’es pas au courant du
brole provoqué par les tarifs douaniers ? » Non, non. Mais lui nous
renvoie à autre chose. Peut-être, en fait, à une figure de l’Église qui
est en train, mystérieusement, discrètement, d’émerger sous les
décombres de la réforme grégorienne et du Concile de Trente — un peu
comme des fleurs qui poussent dans les interstices du béton de certaines
friches industrielles laissées à l’abandon. Un nouveau visage de
l’Église, qui n’est plus construit sur, on pourrait dire, le
quadrillage territorial de notre espace par la paroisse, avec le clocher
au milieu, le « Père » au milieu, les piliers des sacrements du début
jusqu’à la fin de la vie. (Je crois qu’on parle, en Wallonie, des « cinq
piliers ».) Peut-être l’Église qui est en train d’émerger, grâce à ce
migrant, est-elle fondamentalement « la même qu’avant » mais quelque
chose la rend méconnaissable à nos yeux. Tout comme les deux disciples
ne reconnaissent pas leur ami, crucifié et mort pour eux, dans les
traits de cet inconnu mal informé.
Qu’est-ce que fait Jésus ? Il
renvoie ses deux interlocuteurs aux Écritures. Il leur fait faire un
travail de déchiffrage des Écritures, de notre tradition, à la lumière
des signes des temps. Et c’est le travail que nous devons faire, et que
nous faisons, en Église : lire les Écritures à la lumière des « signes
des temps » (Gaudium et Spes §4) et lire les signes des temps à
la lumière des Écritures. Il y a là un va-et-vient indispensable sans
lequel à la fois l’Écriture devient muette pour nous et les signes des
temps, indéchiffrables. Et c’est exactement ce que nous faisons en ce
moment-même en relisant l’épisode d’Emmaüs à la lumière de ce qui se
passe dans notre monde. Donc le Christ invite ses interlocuteurs, il
nous invite aujourd’hui, à faire ce va-et-vient : lire ensemble des
Écritures er déchiffrer ce qui advient dans le monde. Et chacune de ces
deux lectures éclaire l’autre. Hors de cet aller-retour constant, nous
sommes à la peine pour trouver du sens à l’un, le monde, comme aux
autres, les Écritures.
La grande étape suivante, c’est le jour
qui tombe, la nuit qui arrive : notre inconnu fait mine de continuer de
marcher. Alors, les volontaires de JRS lui disent : « non, non, reste
avec nous, au moins pour ce soir ». Pourquoi ? Parce qu’ils sentent bien
qu’il y a quelque chose de la douceur, de la tendresse et de la force
de Dieu qui émane de cet homme, et qui les rend vivants. Plus tard, dans
la relecture, ils constateront que leur cœur « était tout brûlant » (Lc
24, 32). Reste avec nous car, déjà, le jour baisse. La nuit est en
train de gagner en Europe et aux États-Unis, peut-être, à la faveur
d’élections qui donnent le pouvoir aux plus violents d’entre nous.
Certains ont même comme projet explicite de nous plonger dans la nuit :
c’est ce que révèle le nom même — Dark Enlightenment, les Lumière sombres — que les idéologues de Donald Trump (e.g., Curtis Yarvin) ont donné à leur agenda politique.
Voilà qu’il entre pour rester avec eux. Dans Fratelli tutti, à propos
de la parabole du Bon Samaritain, le Pape François nous fait remarquer
le rôle primordial joué par les médiations institutionnelles :
l’auberge, la monnaie (§77-86)… Il en va de même ici : sans une auberge
et un aubergiste qui les accueille, ils n’auraient nul endroit où
prendre leur repas du soir, ensemble. C’est la raison pour laquelle
l’exhortation apostolique Laudate Deum, par exemple, a une tonalité si
explicitement « politique » : la rencontre interpersonnelle que nous
chérissons tant, nous autres chrétiens, c’est primordial. Mais elle n’a
jamais lieu « dans le vide », « en l’air ». Toujours, il lui faut des
institutions pour qu’elle puisse prendre chair. Raison pour laquelle
nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer le politique.
Ici,
c’est la troisième étape fondamentale, je crois, de l’Église qui est en
train d’émerger à la lumière post-pascale de la Résurrection. C’est
celle de l’hospitalité messianique que le Christ a vécue toute sa vie et
dont les deux disciples font à leur tour l’expérience. On peut relire
les quatre évangiles, et vous n’y trouverez nulle part Jésus refusant
d’entrer en relation avec quiconque. Il accueille le tout-venant, sans
lui demander son pedigree – « est-ce que tu as ton certificat de
baptême ? Tes papiers sont bien en règle ? Est-ce que tu as bien fait
Solvay comme tout le monde ? Ah, tu es ingénieur civil alors ? Tu n’es
pas divorcé-remarié au moins… ?»– Il ne pose jamais ce type de question.
Que l’on soit Juif ou non, Syro-phénicienne, femme de mauvaise vie
peut-être, ou « collabo » du régime romain perché sur son arbre (comme
Zachée), larron condamné à mort ou Sadducéen, aveugle, estropié, malade
ou docteur de la Loi, il accueille le fils et la fille du Père qu’il a
devant lui et chez qui il cherche à reconnaitre la sainteté de son Père.
Le Christ est comme un sourcier, vous savez, avec sa fourche de
noisetier, qui cherche l’eau dans le désert. Le désert, c’est notre
société, avec ses solitudes terribles (y compris dans nos villes
bondées). L’eau enfouie, c’est la sainteté de Dieu, que le Père a semée
dans le monde. C’est Origène qui nous en parle : dans le Contre Celse, il évoque les semences du Logos (λόγοι σπερματικοί).
Cela renvoie à la sainteté que le Père a jetée discrètement dans le
monde et que le Fils vient révéler – un peu comme les œufs de Pâques que
nous cherchions avec tant de plaisir, enfants, dans le jardin. Pour les
découvrir, il nous faut, comme Cléophas et son ami, apprendre
l’hospitalité. Il faut que l’Europe accepte, enfin, d’être hospitalière.
Et pas seulement l’Allemagne d’Angela Merkel, en 2015, mais l’Europe
d’aujourd’hui. Parce que les migrants qui atterrissent chez nous, nous
font voir un visage du Christ aujourd’hui, qui chemine avec nous, sur
nos routes de désolation. Parce qu’ils sont l’un des chemins privilégiés
par lesquels la grâce nous arrive aujourd’hui.
Et puis,
quatrième étape, tous trois célèbrent l’Eucharistie ensemble. Vous
l’avez entendu, ce sont les mots de l’Institution Eucharistique : il
prit le pain, il prononça la bénédiction, et l’ayant rompu, il le leur
donna. Alors, dans cette Église nouvelle qui est en train d’émerger,
discrètement, il y a l’Eucharistie, à la fin, pour célébrer in fine
ce qui a été vécu. Alors leurs yeux s’ouvrirent, ils le reconnurent et
lui disparut. Avouons-le : nous sommes tous un peu déçus ! Pourquoi
disparaît-il ? C’est un petit peu comme sur le Mont Thabor, vous
savez (Mc 9, 2-10) : Pierre voudrait planter une tente, faire du camping
et rester avec le Christ, Élie et Moïse parce qu’on est « tellement
bien », là-haut. C’est comme nous dans notre retraite : on aimerait y
rester toujours, et ne jamais redescendre dans la plaine. Là aussi, une
fois qu’on a reconnu le Christ à table, on aimerait bien rester avec
lui, ne plus jamais en être séparés. Ou encore, dans nos oraisons :
quand elles sont consolantes et bonnes, quand la présence de Dieu se
fait sentir, nous aimerions qu’elles durent toujours. Mais non. Le
Seigneur nous échappe (nolli me tangere) parce que, ce qu’il
attend de nous, c’est que nous allions à notre tour transmettre la joie
de la Résurrection dont nous avons fait l’expérience avec lui.
Alors, je crois que c’est cela l’Église en train de naître aujourd’hui,
l’Église de demain si nous voulons bien l’aider à grandir. Des
communautés chrétiennes, comme celle où nous sommes aujourd’hui, qui
apprennent à faire le va-et-vient entre les Écritures, qu’elles lisent
ensemble, le déchiffrage des signes des temps, qui deviennent bien
énigmatiques, l’hospitalité messianique accordée à l’étranger et la
célébration du chemin pascal que nous fait faire cet étranger dans
l’Eucharistie. Voilà tout ce dont il est question dans ce chemin
d’Emmaüs.
Et ce chemin, ὁδός en grec, ils le font ensemble, Cléophas, son ami et le Christ. Et donc en grec cela donc σύν-οδος, et c’est exactement, je crois, le chemin de la synodalité auquel le Pape François nous invite.
Puissions-nous entrer avec un cœur large et généreux dans cette Église
de la Résurrection, fragile mais porteuse d’avenir, qui est en train de
naître sous nos yeux. Amen.
Père Gaël Giraud s.j.
Photo du cierge pascal et de l'icône (copie!) de la descente du Christ aux enfers de Roublev
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire