Liturgie de la Parole Veillée Pascale
Homélie
Nous
venons de faire un immense parcours, avec les sept lectures du Premier
Testament, l’Épître de Paul aux Romains, et la lecture de l’Évangile de
Luc. Une manière de faire cette traversée, ensemble, c’est peut-être de
partir de la mémoire d’Israël et de relire l’Écriture en commençant par
l’Exode, c’est l’acte fondateur d’Israël. C’est-à-dire cette nuit de
Pâque où le peuple hébreu a été libéré de la servitude. Nous l’avons
entendu, ils traversent la mer à pieds secs. Et d’une certaine manière
pour le peuple hébreu c’est l’évènement d’une naissance. On pourrait
dire que, pour nous c’est la baptême, la traversée des eaux, l’entrée
dans l’Église. Mais on pourrait aussi dire ceci, de manière
universelle : la sortie d’Égypte, c’est ce que chaque humain a
expérimenté en sortant du ventre de sa maman. Il traverse les eaux de
la Mer Rouge, et quitte l’enveloppe où il était si bien ---mais
enfermé--- pour s’aventurer dehors, dans un monde dont il ignore tout.
Mais voilà, le premier acte de Dieu pour nous, c’est un acte de
libération. Il nous sort de la servitude du péché, de la captivité où
nous enferment nos pulsions, notre imaginaire et tout ce qui nous
éloigne de la vie. Première étape.
Deuxième grande étape, dans la
conscience qu’Israël nourrit de sa relation à Dieu, c’est l’épisode du
sacrifice d’Isaac. Dieu demande à Abraham le sacrifice de son fils, son
unique, et, nous l’avons entendu, au dernier moment il retient son bras.
C’est une manière pour Israël de se dire et de nous dire : le Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’est pas le dieu pervers que mon
imaginaire façonne si volontiers et qui voudrait ma mort. Ça c’est le
diable. Mais, moi, je confonds si facilement l’un et l’autre ! Tout
l’enjeu du discernement spirituel, c’est d’apprendre à distinguer les
voix qui, en moi, chantent l’ineffable de la douceur de Dieu, de celles
qui ne font que répéter les mensonges du serpent (depuis Gn 3). Ce
dernier, fondamentalement, ne cesse de me susurrer : « Regarde ! Tu
vois bien, ta vie ne vaut rien… Tu aurais mieux fais de ne pas naître.
La vie que tu as reçue ne t’a pas vraiment été donnée car Dieu est
jaloux de toi ».
Tout cela nous renvoie à un épisode fondateur
qui a d’ailleurs lieu dans le désert. Certains hébreux déboussolés et
perdus à équidistance de la Terre Promise et de la Mer Rouge, se
disent : on aurait peut-être mieux fait de rester en Égypte. Là au
moins, il y avait un peu de viande au fond des casseroles (Nb 11, 4-6).
J’aurais peut-être mieux fait de ne pas naître. Certains d’entre-nous
entendent cette voix, c’est la voix du serpent. Le même serpent qui ,
dans le livre de l’Apocalypse veut dévorer l’enfant au lieu même de sa
naissance (Ap 12, 1-6). En fait, c’est lui qui est jaloux de la Vie. Il
ne veut pas que la Vie advienne, et il veut la tuer au lieu même de sa
naissance.
Alors, avec Isaac et Abraham, nous faisons
l’expérience que le Dieu qui nous aime, le Dieu qui nous a donné la vie,
n’a pas fait semblant. Il n’est pas un dieu pervers qui retire de la
main gauche ce qu’il donne de la main droite, mais il nous veut vivants.
« La gloire de Dieu, dit Saint Irénée, c’est l’homme vivant. La gloire
de l’homme, c’est de voir Dieu ». YHWH veut qu’Isaac soit vivant,
qu’Isaac ait une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel.
Et puis, l’histoire continue : le peuple hébreu va finalement arriver
en Terre Promise, s’installer en Canaan. Et là, il voudra un roi pour
faire comme toutes les autres nations, pour ressembler un peu aux
autres. Dieu, au début, dira « non, ce n’est pas une bonne idée. Un roi
vous volera vos biens et vos filles ». Mais le peuple va insister : « on
veut un roi, comme les autres nations ! » (1 Samuel 8, 4-22). Alors
Dieu va finir par céder et lui donner un roi à contre-cœur. Il y aura
Saül, puis David, puis Salomon... Et c’est là que les prophètes vont
émerger. Nous en avons entendu deux au cours de nos sept lectures :
Isaïe et, en tout dernier, Ezéchiel. Le prophète vient redire au roi
qu’il n’est pas au-dessus de la Loi mosaïque et qu’il n’est pas Dieu.
Qu’il doit se soumettre, lui aussi, au droit et à la justice, défendre
la veuve et l’orphelin. C’est cela la fonction de prophète, c’est
d’abord de sermonner le roi pour lui dire : « tu fais n’importe quoi,
mon garçon ! » C’est très exactement ce qu’a fait, avec beaucoup de
courage, cette pasteure épiscopalienne, Mariann Edgar Budde, évêque du
diocèse de Washington, le lendemain de l’investiture de Trump en janvier
2025. « Ce n’est pas parce que tu es roi que tu peux te croire
au-dessus du droit et de la loi divine. » (Trump a écrit exactement le
contraire sur son media de propagande privé, Truth Social, le 15 février
2025, en s’attribuant un rôle messianique :? "He who saves his Country
does not violate any Law.")
Alors, ce soir, nous n’avons pas
entendu Isaïe pester contre les tyrans mais nous l’avons entendu nous
dire quelque chose de très important pour nous. C’est la gratuité du don
de la vie : « Venez, vous qui avez soif, venez chercher de l’eau sans
rien payer. » (Isaïe 55,1 voir aussi Jn 7,37 ou Ap 22,17). Ça, c’est
pour tous ceux qui, comme Trump, voudraient négocier la paix, la faire
payer, et transformer la vie politique en un marchandage mercantile. En
fait, la vie donnée par Dieu, elle ne se marchande pas. Et elle ne
s’achète pas non plus. Elle n’a tout simplement pas de prix. Voilà ce
que nous disent les prophètes. Pourquoi ? Parce que la Vie est de
l’ordre de la surabondance, pas d’une logique d’équivalence : avec nous,
Dieu nous redit qu’il ne compte pas. C’est Cana (Jn 2) où l’eau de nos
calculs d’apothicaires est transformée en vin de la fête ; c’est la
multiplication des pains (Jn 6) ; c’est toutes les guérisons accomplies
par le Christ (Jn 5 et 9 etc) et c’est évidemment le réveil de Lazare
(Jn 11). Surabondance du don de la vie que j’ai reçue de Dieu et pour
laquelle je ne peux faire que trois choses : rendre grâce, la protéger
et la transmettre.
Et puis, le prophète va également nous inviter
— pas seulement le tyran, mais aussi nous tous— à nous convertir et à
laisser Dieu transformer nos « cœurs de pierre en cœurs de chair » (Ez
36, 26). C’est ce que nous avons entendu dans le livre d’Ézéchiel. Or
Ezéchiel est le témoin d’une catastrophe qui va marquer à jamais
l’histoire d’Israël : l’Exil. Les Babyloniens vont envahir le pays,
d’abord le Nord d’Israël, puis la Judée. Détruire la ville de Jérusalem,
mettre à bas la royauté, réduire le temple en ruines et déporter tout
ce qui « compte » à Jérusalem pour l’emmener à Babylone. Grande
déportation, l’Exil, nuit totale pour Israël. Ezéchiel appartient à la
génération déportée à Babylone après la prise de Jérusalem par
Nabuchodonosor II. Son livre contient des annonces de la chute
définitive de Jérusalem (qui survient en 587 av. J.-C.) mais il
prophétise depuis l’exil, sur les bords du fleuve irakien de Kebar.
Alors les mystiques, les poètes, les prophètes, les croyants du peuple
hébreu vont se demander : « maintenant qu’il n’y a plus aucun signe de
la présence de Dieu parmi nous —le Temple n’est plus, le Saint des
Saints a été détruit, il n’y a plus de roi, Jérusalem est en ruines,
c’est un peu Grozny-année-zéro, si vous voulez ! — cela veut-il dire que
Dieu nous a abandonnés ? » Certains vont répondre : « c’est évident !
Et c’est sans doute, parce que nous avons fauté, parce que nous avons
péché ! » Ce qui n’est peut-être pas faux. Ils vont alors se lancer dans
de grands chantiers d’auto-flagellation et de pénitence, comme en
France, dans les années 1870, après la défaite de Sedan. Mais d’autres
vont dire : « quand bien même nous avons péché, est-ce si sûr qu’Il nous
a abandonnés ? Les prophètes ne nous ont-ils pas toujours dit que Dieu
reste fidèle envers et contre nous-mêmes ? Peut-être qu’Il nous est
présent autrement ? Par d’autres signes qu’il nous appartient
d’apprendre désormais à discerner avec intelligence. » Et ça, c’est le
travail de la Sagesse. Donc c’est ce que nous avons entendu dans
l’avant-dernière lecture, avec Baruc.
La Sagesse apprend à
reconnaitre la présence de Dieu là où nous ne l’attendons pas et où nous
ne pensons pas qu’il puisse se manifester. Peut-être est-ce exactement
la situation dans laquelle nous nous trouvons désormais, nous autres
Catholiques d’Europe de l’Ouest, à mesure que nos églises se vident ?
L’Église diasporique perd rapidement tous les signes visibles de sa
capacité à signifier la présence de Dieu… Est-ce à dire que Dieu nous a
abandonnés ou que nous devons le chercher autrement qu’à travers les
« piliers » ecclésiaux qui ont si longtemps structuré l’existence en
Belgique (et ailleurs) ?
Le peuple hébreu, lui, va se poser ces
questions et faire cette expérience déroutante en exil, chez les
nations païennes, à Babylone. De sorte que certains vont pouvoir oser
dire : la présence de Dieu n’est pas réservée à Israël mais elle est
universelle.
Certains d’entre eux vont alors se mettre à écrire
le livre de la Genèse que nous avons entendu en premier, mais qui a été
écrit bien après l’Exode. Et qui dit : « le Dieu d’Israël est le Dieu
créateur de tout l’univers. C’est le Dieu de tous, y compris des
Babyloniens, pas seulement d’Israël. » Or dans ce récit extraordinaire
de la création, que nous avons réentendu, nous avons vu que Dieu crée en
distinguant la nuit du jour, les ténèbres de la lumière, la mer de la
terre. Il met, non une séparation, mais une distinction, et il nous fait
sortir de la confusion dans laquelle le mauvais esprit ne cesse
d’essayer de nous jeter, en permanence. Et puis, nous l’avons entendu
aussi, Dieu a créé l’homme et la femme, d’abord « à son image et à sa
ressemblance » Gn 1,26 : "Alors Dieu dit : ‘Faisons l'homme à notre
image, selon notre ressemblance…’" Et puis, un peu après, on lit :
« Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu ; il les
créa homme et femme » (Genèse 1:27). On n’entend plus « à sa
ressemblance ». Alors il y a des Pères de l’Église, par exemple saint
Irénée de Lyon (mais aussi Clément d’Alexandrie, Origène, Grégoire de
Nysse, Augustin...), qui ont fait la remarque : ce doublet qui n’en est
pas un, cela signifie quelque chose pour nous. Nous avons tous été créés
à l’image (imago) de Dieu et c’est notre première naissance, la
libération fondatrice, la sortie d’Égypte, l’Exode, la sortie du ventre
de notre maman. Nous naissons au monde, nous naissons à l’Église par le
baptême, nous sommes configurés à l’image de Dieu. Il nous reste encore à
apprendre à ressembler (similitudo) à Dieu, et ça, pour cela il nous
faut une vie entière, voire toute l’histoire de l’humanité. Peut-être
même la vie éternelle est-elle nécessaire pour cela. Et ça, c’est le
Christ qui va nous le montrer.
En effet, le Christ, d’une
certaine manière, récapitule (Irénée) toute cette traversée du Premier
Testament, que nous venons de relire. Il est à la fois celui qui nous
libère de nos servitudes, le nouveau Moïse, il est le vrai Agneau immolé
pour la véritable Pâque, dont la première était l’annonce. Il est aussi
le véritable prophète, il dénonce les injustices, il dénonce les abus
de pouvoir, les sorties de route anti-démocratiques. Et puis il fait
jaillir à nouveau, et avec quelle force, la surabondance du don de la
vie de Dieu. Il agit comme un sourcier qui nous donne de découvrir les
sources de l’Esprit cachées en nous.
Mais il est celui aussi
que nous confondons avec le roi attendu chargé de rétablir cette royauté
de David qui a été mise à mal depuis l’Exil. Et nous l’avons vu au
cours de ces derniers jours, le malentendu est tellement profond, que
c’est cela qui va faire qu’une partie du peuple juif va rejeter Jésus :
« Puisque tu ne veux pas être le Messie tel que nous l’entendons —
c’est-à-dire un messie violent, capable de rétablir la royauté de David,
bouter les Romains hors d’Israël —, eh bien nous ne croyons pas que tu
puisses être le Messie, tu es nécessairement un imposteur. »
Or la
réponse du Christ sera la conclusion de toute la traversée de l’histoire
d’Israël, telle que nous l’avons revécue cette nuit, avec cette
ambivalence profonde qui s’origine dans la demande d’avoir un roi comme
les autres. En effet, Dieu a envoyé les prophètes, pour nous dire : « ce
n’est pas cela que je cherche avec vous . Je ne veux pas faire de vous
mes vassaux ». Et nous l’avons entendu aussi dans l’allusion à la fois à
Isaïe et au Cantique des cantiques : Dieu nous fait entendre que
l’Alliance qu’il veut passer avec nous, ça n’est pas du tout celle d’un
roi tyrannique avec un peuple d’esclaves — laquelle n’est rien d’autre
qu’une réédition du rapport que nous entretenions avec Pharaon. C’est
celle du Bien-aimé avec sa Bien-aimée. Voilà la relation que Dieu veut
nouer avec nous, l’Alliance qu’il veut passer avec nous et que le Christ
nous signifie à nouveau, dès les noces de Cana (Jn 2). Noces où, vous
l’avez remarqué, la mariée est étrangement absente. Pourquoi ? Parce que
« la mariée », c’est nous. C’est l’humanité avec laquelle Dieu veut
entrer en alliance amoureuse.
Mais nous, nous aimons tellement
bien notre Dieu pervers que nous aspirons secrètement à un « bon dieu »
tyrannique qui nous prive de notre liberté. Qui nous dispense d’avoir à
faire des choix. Tellement plus pratique, plus rassurant. Et puis,
rappelez-vous, il y avait de la viande au fond du chaudron ! Ah,
j’étais tellement bien, peut-être, dans le ventre de ma maman, je
n’aurais jamais dû en sortir... Finalement, c’est cette ambiguïté qui
est le lieu du rejet de la proposition de vie que Jésus nous fait. Et
voilà que nous entrons dans une deuxième nuit profonde, après l’Exil, la
deuxième nuit qui est celle du Samedi Saint : la mort du Christ. La
mort de Dieu.
En effet, les communautés chrétiennes, après la
mort de Jésus, sont confrontées à la même question que le peuple hébreu
en exil : lui que nous pensions être le Seigneur, Dieu-parmi-nous
(Emmanuel), Dieu-qui-sauve (Ieshua), Dieu proche de nous, voilà qu’il
est mort. On l’a enterré. Est-ce que cela veut dire que Dieu nous a
quittés une fois de plus ? Qu’il nous a abandonnés ? Et l’expérience
pascale de la Résurrection, c’est une expérience sapientielle où les
femmes, d’abord, puis les disciples ensuite, pourront dire : « non, non
seulement Dieu ne nous a pas quittés, mais il se rend encore plus proche
de nous, mystérieusement, par le don de son Esprit en chacun, en
chacune de nous. Pour nous transmettre une Vie plus forte que la mort.
Le Christ est vivant, il est ressuscité, alléluia ! » Et désormais son
Esprit peut inspirer le désir de vie qui me permet, qui permet à chacun
d’entre nous, chaque matin, de nous lever, d’être debout. Parce qu’être
debout c’est la position du Ressuscité.
Je voudrais finir en
mentionnant une famille de grands mythes, très anciens, dont les
invariants ont été redécouverts par un paléontologue français, breton,
qui s’appelle jean-Loïc Le Quellec (La Caverne originelle. Art, mythes
et premières humanités, Éditions La Découverte, 2022), et qui, dans le
prolongement des travaux de Leroi-Gourhan, proviennent de son analyse
des peintures rupestres qu’on trouve aussi bien en Afrique australe
qu’en Amérique, en Europe ou en Asie et jusqu’en Australie. Le Quellec
avance l’hypothèse selon laquelle cet art pariétal raconte sous diverses
formes un récit mythique dont certains éléments semblent être communs à
la plupart de nos ancêtres, et serait donc antérieur à la division de
l’humanité lorsque Homo sapiens est sorti d’Afrique (il y a environ
70.000 ans), puisque nous venons tous d’Afrique, notamment de la vallée
du Rift. Et ce mythe — qui continuerait d’habiter notre imaginaire —,
serait celui de la « caverne originelle ».
Autrefois, nous
vivions tous au fond d’une caverne infinie, où le jour ne pénétrait
jamais, on était dans l’obscurité totale, comme dans cette église au
début de notre célébration. Dans la nuit. Mais les être chthoniens que
nous étions alors étaient immortels et ne connaissaient pas la
souffrance. Dans ce monde-là, il n’y avait ni douleur, ni mort. Et puis
un jour, un trait de lumière a traversé le plafond de la caverne. Une
fissure dans la pierre. Un petit animal — tantôt un oiseau, tantôt un
lézard... — nous aurait montré le chemin vers la sortie, et quelques-uns
parmi nous se sont aventurés hors de la caverne. Là, ils ont découvert,
ébahis, le monde extérieur, la lumière. Ça c’est l’Exode, la sortie
d’Égypte, la première naissance. Toutefois, en découvrant le monde
lumineux qui est sur Terre, au-dessus de la caverne, ils ont aussi fait
l’épreuve des maladies, de la souffrance et de la mort. Et certains
d’entre nous se sont dit « peut-être qu’on était mieux au fond de la
caverne, on n’aurait jamais dû en sortir ». Un peu comme les Hébreux
qui, au milieu du désert, se surprennent à regretter l’Égypte. Ou comme
le peuple qui est prêt à prendre le risque de la tyrannie monarchique
pour faire comme tout le monde. Ou comme certains d’entre nous,
aujourd’hui, qui prétendent éprouver une « fatigue démocratique ».
Quoi qu’il en soit, depuis lors, l’humanité serait travaillée par cette
question. Nous autres qui sommes manifestement « dehors », nous pouvons
être tentés de retourner « dedans ». Orphée tente de descendre dans les
grottes de l’Hadès pour retrouver son Eurydice. Mais déjà la sagesse
grecque lui dit de ne pas se retourner, de résister à la tentation de ne
pas marcher droit devant, vers la lumière. Platon aussi évoque une
caverne dont tout l’enjeu est d’oser sortir. Le défi, c’est donc de ne
pas céder à l’illusion que je pourrais rentrer dans le ventre de ma
maman dont, peut-être, je crois que je n’aurais jamais dû sortir.
Pourquoi suis-je pris par ce doute ? Parce que cette vie hors de la
caverne est pleine d’aventures heureuses, c’est vrai, mais aussi
d’enfants que l’on pend, le soir, dans nos camps de concentration, et
qu’aucun Messie ne vient sauver in extremis. Au contraire, puisque le
Messie lui-même meurt, supplicié sur une croix. Alors, est-ce que cette
vie-là vaut la peine d’être vécue ?
La Résurrection du Christ,
je crois, ce qu’elle nous dit, c’est ceci : « oui cette vie-là vaut la
peine d’être vécue, avec ses souffrances, ses injustices, ses maladies
et ses morts, parce que moi, ton Dieu, je l’ai vécue avec vous. » Elle
est à jamais infiniment valable. Elle est ferment et promesse d’une
autre Vie éternelle, plus grande, plus belle encore, qui est à la fois
déjà-là et pas encore là — ce sera notre seconde naissance, la
« naissance d’en haut » dont parle Jésus à Nicodème (Jn 3, 3-8).
Autrement dit, nous sommes appelés, non à régresser au fond de la
caverne, comme nous pouvons être tentés de le faire chaque fois que nous
avons peur, mais à oser consentir à la souffrance du Christ, et à sa
mort, et donc à la nôtre, pour entrer dans la vie éternelle, la lumière
qui ne s’éteint jamais. C’est peut-être pour cela que la tradition de
l’Église évoque la descente aux enfers de Jésus dans le silence du
Samedi Saint. Pourquoi nous représentons-nous Adam et Eve enfermés dans
une caverne souterraine (comme on le voit sur tant de magnifiques
icônes), sinon parce que nous sommes toujours habités par ce mythe de la
caverne originelle ? Au lieu de tenter d’y retourner, nous croyons,
nous, à la lumière vive de Pâques, que le Christ, nouvel Orphée, y est
descendu une dernière fois pour en faire sortir tout le monde !
Prions les uns pour les autres, qu’il nous soit donné de vivre cette
deuxième naissance, de « renaître d’en-haut ». Nicodème demande : «
Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il entrer une
seconde fois dans le sein de sa mère et naître ? » (Jn 3,4). C’est là
tout le mystère : suivre le Christ, c’est renoncer à redescendre dans la
caverne, c’est consentir à mener une vie fragile, vulnérable, transie
par la souffrance et la mort, mais où la joie est déjà prémisse de vie
éternelle. Amen
Père Gaël Giraud s.j.
Photo du feu pascal en cette Veillée Pascale 2025
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